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« Tu mérites un pays » de Leïla Bouherrafa


Les gens qui ont de l'humour ont de l'intelligence. On sait aussi que les grands comiques sont aussi de grands tragédiens. Il y a quelque chose de ça dans ce livre. Et c'est ce qui est percutant, saisissant, émouvant.

L'action se passe dans un quartier de Paris, Ménilmontant, à une époque – la nôtre – où les hôtels sociaux s'effondrent pour insalubrité sur celles et ceux qui y résident. Des précaires, des étrangers. Des femmes, notamment.

Layla, est l'une d'elles. Elle vient d'un pays en guerre où elle a laissé sa mère, "restée là-bas", et aussi quelques amis morts sous les bombes. Son hôtel, bien qu'insalubre, ne s'est pas encore écroulé. Elle va « devenir française », peut-être. Car pour cela il lui reste à passer un entretien devant un « agent du Haut-commissariat » qui décidera si elle « mérite » la France. Autrement dit, comme le lui explique son assistante sociale, si « elle adhère aux principes et valeurs essentiels de la République française ».

Rien de drôle là-dedans. Non, en effet. Comment « devenir française » quand tout autour de soi semble fait pour que l'on se sente étranger ? Et c'est là que Leïla Bouherrafa, puise son humour. Avec brio. A chaque page, presque à chaque ligne, l'auteur nous fait sentir cette injonction paradoxale en donnant à Layla - protagoniste et narratrice – un regard candide. Mais cette candeur est fausse, elle est feinte, presque surjouée pour mieux nous faire sentir tantôt l'absurdité, tantôt la cruauté des situations auxquelles elle est confrontée à tout moment. Et l'on sourit souvent, et l'on pense. Car à travers ce prisme, c'est l'autrice qui s'adresse au lecteur français, ou du moins, à celui ou celle qui n'a jamais été confronté au drame kafkaien de cette situation. Elle s'adresse à celles et ceux dont les présupposés culturels empêchent de pouvoir comprendre ce à quoi est confronté l'étranger en situation de précarité. Beaucoup de gens, forcément. Oui, Leïla Bouherrafa guide notre regard à travers celui de Layla. Et par ce regard, elle guide nos pensées. Et elle nous invite également à prendre conscience de cette aveuglement qui participe aussi à développer la précarité, ou en tout cas, à engendrer le mal-être de ces personnes.

C'est cela que l'autrice parvient à faire. Et ce n'est pas peu. Elle le fait habilement en induisant chez le lecteur de la sympathie pour Leïla, pour son humour, sa fausse candeur et, aussi, et beaucoup, pour sa manière de parler. Car elle a un style. Ne vous méprenez pas, je parle bien de Layla, le personnage. Elle a un style, oui. Elle nous entraîne dans son monde, Un monde de mots constitué d'adages et de phrases en boucle qui jalonnent son discours. Des phrases rituelles. Au départ, celles-ci nous surprennent, ensuite on les attend. Et quand elles surgissent, on sourit. Elles sont comme des couleurs qui font du bien, finement dosées, comme un bercement, aussi, ou encore comme des points de repère qui empêchent Layla de tomber, de sombrer. Et nous-même, lecteur, car le contexte est lourd. Ses autres points de repère, ce sont ceux qui l'entourent, amis ou pas, dans son quartier, son microcosme. Il y a Momo, Paulo, Mme Meng, Dune, Sadia, Fatima et ses gosses, Marie-Ange, le Docteur Bailleul et même Marguerite Duras. Mais il y aussi, en creux, la présence lointaine de celles et ceux qui sont restés « là-bas », une présence en souvenir et en paroles. Layla raconte tout en raisonnant, elle est tenue, maintenue par son langage et sa pensée. Elle qui aimerait simplement aimer et être aimée. Pour ce qu'elle est. Pour la femme qu'elle est.


Je suis restée seule, assise comme ça, sans avoir tellement envie d'être là ni ailleurs, pendant encore une heure environ, mais je n'ai rien vu de plus que ce que je voyais d'habitude, c'est-à-dire le temps filer et les Français faire ce qu'ils savent le mieux faire au monde, s'embrasser et mal regarder les autres.


Étonnamment, j'ai perçu quelque chose du Petit Nicolas dans ce livre, version féminine.

Sur fond de tragédie.


Peut-on aimer un pays s'il ne nous aime pas en retour ? Allary Editions, 2022

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