« SUITES ALGÉRIENNES » de Jacques Ferrandez

SUITES ALGÉRIENNES
La première image comme une photo d'actualités montre une manifestation au centre d'Alger…le trait est clair, et très réaliste. On y reconnaît la Grande Poste, la librairie Audin , la rue Didouche Mourad noire de monde et des slogans brandis sur des pancartes : « seul héros le peuple, non au régime militaire, Régime dégage ». Nous sommes à Alger, le vendredi 1er novembre 2019, c’est le Hirak, 37ième vendredi consécutif de manifestations depuis le 22 février ; On commémore aussi ce jour là le 1er novembre 1954, début de l'insurrection qui mena à l'indépendance de l'Algérie en 1962. Un jeune homme, de type européen suit les événements avant de s'éloigner vers le cimetière chrétien pour aller visiter la tombe de sa grand-mère. Le ton monte avec les employés du cimetière, quand il découvre la pierre tombale renversée. les excuses du tremblement de terre ne suffisent pas à Paul-Yanis. Il se rappelle alors les discussions familiales en 1965 quand il était tout petit! Le voyage de son père pour retrouver sa mère pile au moment du coup d'État de Boumediene. Un flash- back en noir et blanc qui nous fait entrer dans l'Histoire en marche. Cette grand-mère ne survivra pas au choc du retour, à sa propriété nationalisée, et elle préférera se laisser mourir ici pour être enterrée sur la terre de ses parents. A l'ultime moment elle aura aussi demandé pardon à son fils pour Samia... dont on découvrira l'histoire beaucoup plus loin dans cette BD menée comme un polar.
Jacques FERRANDEZ nous fait voyager dans le temps, comme dans notre mémoire : On retrouve notre Paul-Yanis , envoyé spécial pour couvrir les manifestations d'Alger d’octobre 1988 qui mettent la capitale à feu et à sang, le journaliste analyse les causes de cette révolte, l'inflation, la jeunesse désœuvrée ; Une jeune algérienne l’entraîne au Musée des Beaux-arts pour lui expliquer la répression de l'armée, la politique d'arabisation et la montée des islamistes… On entre alors dans l'histoire de ces combattants qui désormais haïssent leurs pères, ces héros de la Révolution qui ont trahi le peuple et se sont détournés du chemin de Dieu, avec en toile de fond la guerre en Afghanistan.
Les dialogues sont très élaborés, et complexes. La Bande dessinée n'a rien à envier aux romans. Jacques FERRANDEZ s’emploie à restituer les époques, sans contresens, à hauteur d'hommes et de femmes. On entre dans les méandres de la vie où l'amour et la haine cohabitent, où la guerre et ses atrocités détruit toute humanité . Il se documente, et fait un travail de journaliste de terrain quand il revient en Algérie pour la première fois en 1993. Il ressemble à son héros et le dernier chapitre nous livre des analyses politiques très pointues sur cette période qui annonce ce qu'on appelle la décennie noire.
La seconde partie de ces « Suites algériennes » permet de « percer un peu l'énigme sans la piétiner" comme l'écrit l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud. En retraçant cette saga familiale qui coure entre les deux rives de la Méditerranée et qui nous tient en haleine, on comprend mieux les passions qui persistent entre ces deux pays liés qu'on le veuille ou non par les liens du sang.
Coïncidence? Jacques FERRANDEZ est né au quartier Belcour, tout près de la maison d'Albert Camus. A deux mois il quittait l'Algérie avec sa famille. Voilà trente ans qu'il consacre son travail à comprendre ce pays et à interroger l'histoire. Ce n'est pas un hasard s'il a adapté notamment « L’étranger ». Comme Camus, il préfère se voir en écrivain embarqué , plutôt qu'engagé.
Yves Izard
SUITES ALGÉRIENNES
1962-2019
Jacques FERRANDEZ éditions Casterman