"Mathilde ne dit rien" de Tristan Saule
Dernière mise à jour : 16 mai 2021

La place carrée est le centre du monde que nous décrit Tristan SAULE à travers son roman. Une place délimité par des barres d’immeubles, évoquant les palissades d’un pénitencier. Une zone fermée, repliée sur ses souffrances, avec sa loi propre et son argent sale, une zone de déshérence pour déshérités, comme il en existe un peu partout en périphérie urbaine.
Mathilde aurait pu vivre ailleurs, elle aurait pu aussi devenir championne de judo. Mais, non. Depuis douze ans, elle est là. Son travail de fonctionnaire territorial consiste à traiter des dossiers d’aides financières aux plus démunis. Comme toujours, il y a ceux qui s’enrichissent sur la dos des pauvres, ceux dont la pire des peurs, c’est ne pas pouvoir partir en Corse l’été. Pour les gens qu’elle croise dans les salles d’attente du conseil départemental, il n’est même plus question de peur. Chaque jour est un espace dans lequel il faut survivre, un espace clos, sans horizon.
Mais comment aider ceux qui souffrent lorsqu’on tente soi-même de panser ses blessures d’âme depuis si longtemps ? Jusqu’à quel point la douleur de l’autre doit s’élever pour qu’on oublie la sienne ? Mathilde remplit sa fonction comme elle le peut, sans commentaire. Elle fait face, elle écoute, elle s’ouvre aux requêtes des paumés, des largués, celles et ceux qui ont perdu la faculté d’agir, de réagir. Mathilde aimerait demander aux jeunes parents s’ils sont allés manifester avec les Gilets jaunes pour s’insurger face à leur situation. Elle ne le fait pas. Ce serait hors de ses prérogatives. Toutefois, il suffit de regarder le gamin, avec son air penaud et son jogging trop grand, pour comprendre que tout ça le dépasse.
Et Mathilde ne dit rien, non. Ni de ses sentiments, ni de son passé avec l’homme qui a fait basculer sa vie, Thibault. Mais ce n’est pas par complaisance qu’elle se tait. Mathilde se demande si un jour elle pourra parler, sortir avec quelqu’un, de manière naturelle, sans toujours se demander s’il est acceptable de se conduire comme elle se conduit, de dire ce qu’elle dit, de toujours se voir comme extérieure à elle-même, chercher à se mettre à la place de son interlocuteur pour se juger. Elle vit dans un pays étranger. Où qu’elle soit.
Il y a quelque chose de radical chez cette femme blessée, cette même chose qui lui donnait l’énergie de combattre et de gagner sur un tatami. Différente, étrangère, mais pugnace. Elle va régulièrement en salle de gym soulever des poids, se défier, en silence. Elle n’a pas peur des gros bras, des caïds du quartier. Sa peur à elle, sa peur secrète, sa seule peur, c’est que le soleil s’éteigne. Ce qui lui manque ? Tout… rien… elle ne sait plus très bien. Elle évite de penser.
Plus jeune, elle avait aimé. Et son soleil d’alors s’appelait Thibault. Elle l’avait suivi dans son choix de vivre à la marge et de suivre ses propres lois. Suivi jusqu’au vertige.
Au fil du récit qui alterne d’une époque à l’autre, on découvre que Mathilde est portée par des valeurs et, plus particulièrement, par son sens de la justice et son corollaire, l’injustice. Dans ce monde où chacun habille à son goût sa propre vacuité, elle va trouver l’occasion de se redonner du sens. Elle va faire justice. Commettre un acte. Et elle ira jusqu’au bout de ses forces. Ce combat sera peut-être le dernier, et le but ne sera pas de gagner mais de servir. Faire justice. A sa façon. Loin des méthodes légales. Servir et mourir peut-être, pour honorer une justice, des personnes, fragiles comme elle.
Les deux femmes se prennent les mains chaleureusement. Nadia se retient de pleurer mais elle sourit aussi, du sourire des survivants qui partagent la même douleur et le même réconfort de ne pas affronter le malheur seul.
Un thriller humaniste, profond, qui m’a saisi et ne m’a pas lâché, jusqu’à la chute. Ippon !