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« Marina A » d'Eric Fottorino


Marina A pour Marina Abramovic, artiste performeuse serbe que va rencontrer le docteur Paul Gachet, narrateur du dernier livre étonnant et fascinant de Eric Fottorino. Le nom Paul Gachet nous rappelle évidemment le docteur ami de Van Gogh et on peut se demander si ce choix est fortuit ou non. Nous sommes à l'hiver 2018 à Florence, la grande ville d'art des peintres géniaux de la Renaissance italienne, où une famille parisienne bourgeoise, le père chirurgien orthopédiste en pédiatrie, sa femme professeur de philo et leur jeune fille adolescente viennent se ressourcer au contact de tous les arts, y compris culinaires.

C'est l'histoire d'une fascination qui s'empare du père à la vue d'affiches représentant une femme énigmatique aux cheveux et au regard très noirs. Cette femme est omniprésente, semble le poursuivre. Il est désemparé. Il ne sait qui elle est mais il subit son emprise comme un séisme. Il découvre qu'elle est une artiste performeuse dont une rétrospective est présentée au palais Strozzi. Piquée par la curiosité, au lieu d'aller aux Offices, la famille s'y rend et découvre les performances de cette artiste qui ont un effet totalement dévastateur chez le père. Il ne comprend pas ce qu'il voit, il est choqué mais en même temps terriblement fasciné. Ce livre est ainsi un long questionnement: pourquoi cet intérêt pour cette femme? Pourquoi cette fascination? Marina a connu la dictature communiste et l'effroyable guerre des Balkans. Cette performeuse, nous dit l'auteur, est une lanceuse d'alerte. Sa méthode est de mettre son corps en danger, livré à disposition comme un objet, réclamant qu'il soit malmené, mutilé, jusqu'aux limites du supportable. Chez celui qui a pour métier de réparer des os brisés, c'est un choc inouï d'assister à ces mises en scènes criantes de réalité. A première vue, ce pourrait être une violence gratuite. Mais on s'aperçoit que ce qui fascine le narrateur et l'auteur avec lui, c'est le degré de confiance absolue qui existe entre l'artiste et l'autre, que ce soit le public, ou son compagnon Ulay, performeur allemand, avec lequel elle a beaucoup travaillé, poussant leurs corps jusqu'aux limites de cette confiance. Dans la deuxième partie du livre, le narrateur, alors qu'il était au début incompréhensif, ignorant de l'art, éprouvant même de la répulsion, au contact sismique de cette femme prend conscience de l'altérité, de l'importance de la relation avec l'autre, de ces deux petits mots: "Après vous". Les performances de Marina sont des actes de liberté et d'humanité. On comprend que l'auteur a écrit ce livre pendant les confinements. Il est question de gestes barrière, de distanciation entre l'artiste et son compagnon, d'"impossibilité de rapprochement", d'isolement. L'auteur est saisi par une réflexion sur notre société individualiste, sur la perte de l'humanité, sur l'art et ce qu'il nous dit lorsqu'il nous choque et en même temps nous tend la main. L'art peut modifier une vie."L'artiste serbe avait ouvert une brèche en moi, une manière de regarder. Le besoin d'ouvrir les yeux autrement". Elle nous dit: "Prenez soin de vous!"Le narrateur se demande à la fin s'il a compris quelque chose. "Marina A était sans doute la seule lanceuse d'alerte au monde à crier sans un mot, à écrire avec son corps, son sang, ses silences". En fin de lecture, malgré le plaisir évident d'avoir participé à cette expérience inédite, je ne peux m'empêcher de ressentir un sentiment d'étrangeté, peut-être engendré par le choc de deux formes d'expression artistiques si opposées rassemblées pour un moment dans cette Florence emblème de l'art de la Renaissance.


« Marina A » d'Eric Fottorino - éd. Gallimard








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