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« Les Presque Soeurs » de Cloé Korman



La deuxième guerre mondiale n’en finit pas de nous éclabousser, soixante dix ans plus tard, de ses rejets nauséabonds aux relents amers, telle la rafle des juifs, des enfants juifs plus précisément, thème du récit de Cléo Korman Les Presque Soeurs qu’elle qualifie de roman. Roman, parce qu’elle a dû reconstituer le quotidien des six petites filles : Mireille, Jacqueline, Henriette, Andrée, Jeanne et Rose, dont elle suit la trace entre 1942 et 1944, à Beaune-La-Rolande, Drancy, Pithiviers, Paris, Montargis, à partir d’archives familiales, de lettres, de photographies, d’actes de naissance qui sont les seules preuves de l’existence des trois cousines de son père et de leurs trois amies. Pour leur donner chair, il fallait tout imaginer. Leurs conditions de vie dans des familles d’accueil ou de survie dans les asiles de l’UGIF (union générale des Israélites de France), les journées vides de sens, les frustrations, les maladies, les espoirs, les désillusions. « Depuis l’arrestation des unes chez Mme Mourgue, des autres dans la cour de récréation de leur école, les six filles ont été constamment sous surveillance ».


L’auteure nous donne à réfléchir sur l’enfance perdue en nous embarquant avec elle dans un road trip singulier. Son parti pris de nous ballotter d’une époque à une autre avec finesse et ingéniosité stylistique, l’amoncellement des références, des noms de lieux, de victimes, de traîtres et de bourreaux, donnent de l’épaisseur au récit romancé. Un récit touffu, dense, non chronologique, qui montre l’acharnement de la narratrice à faire exister ces petites cousines qu’elle n’a pas connues, au risque de, enfin, briser le silence qui auréole les membres de sa famille depuis sa naissance. Et puis, il y a cet effet miroir, cette mise en abîme subtile du roman qui nous glace. L’auteure est enceinte au moment de ses recherches.


« Il faut essayer de donner à chaque journée des dimensions semblables si l’on veut laisser ces petites filles dans leur âge, dans l’aura de leur duvet d’enfants, et ne pas en faire des cadavres debout. »

Les mots justes souvent très cliniques ajoutent à l’horreur et coule avec rage sous les doigts de la narratrice/auteure, qui se libère au fil des pages de l’abcès qui la ronge. Et puis, l’histoire familiale exposée ici lui permet aussi de dire ses quatre vérités au gouvernement de Vichy, complice du massacre :

« Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela … ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un Etat jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfet déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants ».


Ce livre, reçu par la critique à sa juste valeur, « était » sur la liste du Goncourt 2022. Je dis « étais » car il y a été retiré, suite à une polémique autour de sa rédaction. Une des survivantes du génocide a en effet contesté la partie reconstituée de certaines scènes. L’auteure s’en est largement expliqué, mais cela n’a pas suffi. Il est des plaies qui n’en finissent pas de guérir. La Shoah en est une.


Récompensée en 2010 par le prix du Livre Inter pour Les Hommes-couleurs son premier roman, Cloé Korman était sur la liste du prix Renaudot pour son troisième livre Midi paru aux Editions du Seuil à la rentrée 2018. Gageons que Cloé Korman n’en a pas fini avec les prix littéraires.


« Les Presque Soeurs » de Cloé Korman Editions du Seuil - Août 2022

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