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« Le Roi du jour et de la nuit » de Anne Bourrel

Dernière mise à jour : 24 avr.


C’est une histoire qui commence bien : Salvador est un homme heureux. Il mène une vie paisible, comblé par son métier de grutier et par l'amour qui l’unit à sa femme, enceinte de leur premier enfant. « Tout était à la bonne place, et Salvador à la sienne. »

Soudain, un petit détail banal et insignifiant va être à l’origine d’un bouleversement aussi brutal qu’irréel : alors qu’il est assis confortablement dans la cabine de la grue dominant la ville et le chantier où il travaille, son regard est attiré par un trou disgracieux dans sa chaussette en laine et c’est alors le plongeon dans le fantastique. Il est irrésistiblement aspiré dans cet espace entre les mailles qui grandit démesurément, toute résistance est vaine, sa perception du réel devient floue et un monde nouveau s’ouvre à lui. Une allusion à Lewis Caroll et son Alice au pays des merveilles est évidente. Comme Alice, il découvre un univers peuplé de curieux personnages. A leur contact, ce sont ses fantasmes, ses peurs, ses propres souvenirs qui l’assaillent. La confrontation est rude et réveille en lui la mémoire de son passé. Adolescent, il a fui l’emprise de sa mère, ses brimades et ses violences. Et maintenant, il ressent la nécessité de fuir une seconde fois pour partir à la recherche de cette mère. Il se revoit dans son village natal qui porte le nom énigmatique de Colera, un pays balayé par le vent au bord de la Méditerranée.

« Aujourd’hui, les lourds battants qui fermaient les portes de sa mémoire sont ouverts. Une chute dans l’intemporel, une traversée des multiples zones de son intime obscurité et, à l’issue de ce grand voyage aux sources de lui-même, il revisite la plage des Morts, la mer odorante, l’hôtel La Gambina, les pins parasols, les maisons sur la falaise, son école près de la place au grand platane et, plus loin, à l’entrée du village, là où était garé le camion à pizzas de sa mère…Salvador sait aujourd’hui qu’il doit y retourner. Les vannes du regret et de la nostalgie sont béantes, et tout lui manque si fort, la mer, le village et le vent, qu’il en a mal au creux de la poitrine, tellement mal. »

Le chemin de retour menant au point de départ est rempli d’embûches, de mystères, de secrets. Comment vont se passer les retrouvailles avec la mère ? qui est son père ? Peut-on oublier ?

« J’étais heureux d’être là, même si, tout près du but, j’avais le trac. Je voulais me souvenir de tout, de notre vie commune quand j’étais enfant, de toutes les crasses qu’elle m’avait faites, les gifles, les brimades aussi, les nuits où je l’entendais gémir dans les bras de ses amants et l’argent qu’elle avait prélevé sur mon salaire. Elle m’avait aimé aussi, ça aussi, je voulais me le rappeler, ne pas oublier. Ne rien oublier. »


Mais l’amour et la haine sont sœurs jumelles et la frontière entre la réalité et le rêve est bien ténue. En voulant aimer la mère, il la tue. Il doit en passer par là pour se retrouver.

« Je me suis souvenu de ce que j’avais pensé quelques minutes plus tôt. Que les morts sont libres et finalement plutôt heureux. »


Anne Bourrel a choisi le fantastique pour soulever les grandes questions de la vie, de la mort, des relations humaines et le récit ne manque pas de poésie et d’humour. Il faut oser donner un rôle à une chaussette! d'autres objets ont leur place comme les innombrables chaussures collectionnées par la mère, les voitures comme la Bagheera ou la vieille Mercedes. Le vent, la mer, les arbres, une baleine ne sont pas que des éléments de décor anodins. De lui, Salvador dit qu’il est « un enfant de la mer » et l’autrice d’ajouter que « Sa tristesse et son désespoir devinrent une mer, la mer, la mer Méditerranée tout entière. »


Le récit se termine sur un apaisement, le voyage n’a pas été vain et l’expérience du retour sur soi est gratifiante :

« Il était dans son manque, ce trou noir que chaque être humain, peut-être chaque être vivant, possède en soi et transporte tout au long de l’existence. Car nous passons notre temps au bord de ce précipice, nous tournons autour, nous essayons d’en connaître la forme, la couleur, nous y puisons notre force et y cherchons ce qui y fait défaut. Beaucoup ignorent son existence et rare sont ceux qui plongent dans ce gouffre intérieur. Lorsque cela advient, lorsque des éléments jusqu’ici inconnus rendent le voyage possible, alors celui qui en bénéficie, en ressort régénéré, neuf, lavé de toute peur, de toute angoisse et prêt à mener plus loin le reste de sa vie. Ça se fait ou pas. Ça a lieu ou pas. Salvador avait eu cette chance. Il avait trempé dans son manque, sa rivière souterraine, visité les possibilités du rêve et de la réalité. »

Dans la quatrième de couverture, il est fait allusion à l'univers du cinéaste David Lynch. Pour peu que le lecteur se laisse entraîner dans le tourbillon du trou noir, il ne peut qu'acquiescer.


Le Roi du jour et de la nuit d'Anne Bourrel est publié à La Manufacture de livres en mars 2023


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