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« Le célibataire absolu » de Philippe Bordas


Gadda est un immense écrivain. Il est à l’Italie ce que Joyce est à l’Angleterre, Céline à la France, Pessoa au Portugal et Kafka au monde germanophone. On le dit parfois illisible, opaque, abscons, voire hermétique. Il est tout simplement inclassable. Les historiens de la littérature, plutôt que de l’étudier, de le comprendre, vont le ranger dans la case des oubliés, ces déroutants de la littérature. Comme un exclu dont nul ne cherche à découvrir, à analyser et à aimer son esthétique baroque et sa parodie parfois carnavalesque. Heureusement Pier Paolo Pasolini nous a permis de découvrir celui qu’il plaçait sur le même piédestal que Dante.

Philippe Bordas est aussi un grand écrivain. Fou de vélo, il a œuvré dans le journal L’Équipe au cours des années 80 pour nous faire partager sa passion pour les forçats de la route dont il tirera un livre magnifique, Les forcenés.

Dans Le célibataire absolu, son 4ème roman, il réussit le prodige de rendre accessible celui qui ne le fut pas pour tous : Carlo Emilio Gadda.

Il utilise pour cela une technique novatrice en surimprimant et en mêlant des bribes de sa propre vie à celle du génie Milanais. C’est jubilatoire. Il réussit l’exploit de fondre à l’intérieur d’un discours parfaitement ciselé et très inventif des changements de rythme qui nous font pénétrer l’œuvre de Gadda dans ce qu’elle a de plus intime. Lecteurs de cette rencontre improbable, nous sommes alpagués par le récit de la vie de cet écrivain rabelaisien qui laisse autant de place au parler-vrai des gens de peu qu’à la belle langue des érudits. Nous sommes transportés dans cette odyssée qui nous entraîne à Paris, Rome, Milan, Moscou, Nairobi.

Bordas a le don de nous faire oublier toutes les bêtises contées par des universitaires avides de remplir des notes bas de page pour expliquer et disséquer l’œuvre de Gadda. Il nous emporte sur le porte-bagage de son vélo à tout berzingue pour nous plonger dans la marginalité qui l’a tant séduit depuis une quarantaine d’années. Et de temps à autre nous recevons en pleine poire un uppercut pour ne pas oublier que l’auteur est aussi un familier de l’univers de la boxe.

On reste comme sous l’effet d’une drogue douce qui nous stupéfie. Rien à voir avec le dopage du cycliste. Juste des volutes littéraires qui rendent extravagante cette histoire écrite comme une photographie, avec imagination, respect du sujet et créativité de l’artiste.

Chapeau M. Bordas, vous qui êtes aussi un grand photographe !

Vous pouvez enfiler le maillot jaune !


« Je n’avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m’avait appris à lire, quand j’étais enfant, ce grand-père qui me lisait Le Comte de Monte-Cristo et me gardait sur ses genoux pendant qu’il remplissait ses grilles de mots croisés. Ce n’est pas pour ce que ce titre promettait d’introspection stoïcienne et de pathétique que j’ai acheté La Connaissance de la douleur, mais pour cette ressemblance si frappante avec celui qui m’ouvrait aux mystères de Hugo et Dumas sur la toile cirée d’une cuisine de Corrèze ».

Ce fut un hasard heureux que le grand-père de Philippe Bordas ait une certaine ressemblance avec Carlo Emilio Gadda. Cela nous donne ce livre époustouflant, à la fois fantaisiste et rigoureux qui vibre du plaisir de l’admiration d’un écrivain pour son pair, écrit avec la plume d’une langue volcanisée et virevoltante.


Voici pour conclure ce qu’écrit Carlo Emilio Gadda dans Connaissance de la douleur: « Cueillir le baiser menteur de l’Apparence, sur la litière ensemble avec elle se vautrer, respirer son haleine jusqu’à s’en gorger l’âme, s’abreuver de son rot, de son relent de maquerelle. Ou bien, la noyer au contraire, comme en une fosse d’excréments, dans la rancœur et le mépris, nier, nier : pour se vouloir Seigneur et Maître au jardin privé de son âme. Les tours mutées se dressent à contrevent. Mais cheminer dans le ressentiment est passage stérile ; nier les vaines images, le plus souvent, signifie soi-même se nier. Revendiquer la faculté sainte de juger, à de certains moments, c’est déchirer jusqu’au possible même : comme on déchire une page, à la lecture d’écrits mensongers. »


Philippe Bordas est l’invité de notre festival le samedi soir au CRAC. Son livre Le célibataire absolu – Pour Carlo Emilio Gadda - est sorti en août 2022 aux éditions Gallimard.

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