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« La dame d’Alexandrie » de Yasmine Khlat


Heureusement qu’il reste, de temps à autre, de petits bijoux de littérature qui, sans aller jusqu’au chef-d’œuvre, vous ramènent à l’essentiel de cet art : suggérer les choses, les laisser se construire dans l’imaginaire du lecteur, ne rien forcer dans les effets ni les péripéties. Yasmine Khlat, que les Automn’Halles ont déjà reçue pour « Cet amour », en 2020, poursuit dans le genre du roman sec et économe avec « La Dame d’Alexandrie », un huis-clos entre Hortense - sociologue à la retraite désireuse d’achever la thèse qu’elle n’a jamais terminée – et la jeune assistante qu’elle vient d’embaucher, Claire, 28 ans, qui revient au Liban pour la première fois depuis quinze ans. Depuis, lâche-t-elle en narratrice, dans une des nombreuses fausses pistes que contient le roman, qu’elle est passée de la prière au questionnement de la prière. Quand elle arrive, c’est « la mer en bas » qu’elle retrouve, mise en abyme de la vie qu’on lui connaîtra, au fur et à mesure que la confrontation prend place : la thèse d’Hortense Zemina – « Une résonance avec le mot Zaman qui en arabe veut dire temps » - porte sur le suicide, mais loin de l’introduction aux théories de Durkeim sur le thème. L’enquête cible une famille frappée trois fois, avec les questions inhérentes sur la causalité : « dès que l’un se suicide, un autre prend sa place », dit-on, dans une analogie avec les « Dix petits nègres » d’Agatha Christie. Les deux femmes, l’une au crépuscule de sa vie, l’autre dans la flamboyance des roses de Damas - « On m’avait donné la beauté » - vont confronter leurs histoires cachées, leurs parts d’ombre et leurs intuitions sur le thème, avec une donnée que Yasmine Khlat, là encore, laisse en suspens : « Vous savez bien qu’ici, au Proche-Orient, tout ce qui touche à la santé mentale fait peur. » Leurs considérations sur l’état actuel de la psychiatrie et de l’anti-psychiatrie vont vite se confronter à l’intuition de la jeune assistante - Quelqu’un est en danger mais qui et où je ne sais pas -, qu’elle répète comme un mantra. Si le mécanisme destructeur est voué à se répéter comme Claire l’a appris (à propos de groupes comme les paysans, ou d’autres secteurs de l’entreprise), il est important que les survivants de cette famille soient protégés : Claire sort de son rôle d’assistante, le récit appuie cette inversion des forces et le lecteur devine en filigrane le passé trouble de celle qui s’est trop vite retirée de l’illusion amoureuse - une convention, selon elle – et du lien familial, dont Doubrovsky, en son temps, soulignait la part d’aliénation.

Il y a, dans ce très court roman, plusieurs ruptures, de rythme, d’énonciation (à son mitan, c’est Hortense qui prend le récit), de temporalité aussi : la langue, classique, use du passé simple quand le cadre du couvent dans lequel l’action se déroule donne des éléments de décor, utiles ou pas ; la bascule se fait sur des stichomythies, un dialogue resserré qui dévoile tour à tour les failles de l’une et de l’autre - « vous savez les gens ont l’air d’aller bien mais chacun de nous a sa nuit» - la prégnance de la solitude ne résiste pas à la compagnie forcée, au travail (psychanalytique ou pas). Dans les histoires et les blessures de chacune, on trouve également une cartographie de l’exil (Liban, Égypte, Afrique centrale, France), et des lieux mythiques, surannés : : Byblos, Baalbeck, Tyr… De vieilles photos jaunies et des lettres retrouvées dans un dossier vert aux allures de boîte de Pandore. « La Dame d’Alexandrie » est le genre de roman qui marque peut-être davantage la mémoire que la lecture : il solliciteKhalil Gibran, pour qui nos vies sont ligne écrite, mais avec de l’eau. Le genre de lecture qui donne soif, alors, de connaissances, de mémoire et de thé brûlant.


« La dame d’Alexandrie », Yasmine Khlat, Elyzad, 2022



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