« Jouissance » d'Ali Zamir

C'est mon histoire. Je vous la livre en vrac, mais vous pouvez me relire à tête reposée pour jouir du verbe, de la phrase qui n'en finit pas, des mots que j'invente au fil des pages, des effets de manchette quand je vous dis tout de go : Si vous voulez connaître la suite, "tournez la page". Et j'en passe.
Le narrateur s'amuse. Il s'enlivre. Il interpelle son lecteur de la manière la plus intime qui soit, il susurre à son oreille attentive des mots doux, crus, alambiqués parfois, tordus ou créés de toute pièce par son imagination très fertile, espérant le charmer, le choquer, le troubler et le captiver.
Ali Zamir, l'auteur, réussit ce tour de force. Il puise dans la littérature les thèmes récurrents ou les faits divers les plus croustillants que son lecteur, adorateur de l'écrit, reconnaîtra ou pas, mais qu'importe puisqu'il les transforme, les pimente, les lui cuisine bien assaisonnés pour qu'ils les déguste et qu'ils résonnent en lui, longtemps, une fois le livre fermé. Il se moque aussi, au détour d'une page, de ces écrivains qui paradent : " jusqu'alors beaucoup de choses m'échappaient à cause du vacarme de certains verbes froufroutant sur leurs pages dans l'espoir obstiné d'attraper des lecteurs, de devenir des best-sellers".
Témoin des mésaventures rocambolesques d'une bibliothécaire en mal d'amour, d'un jeune "buveur de verbes" en extase devant la bibliothécaire en mal d'amour, d'un mari dépravé, d'une fillette adoptée, Plume, ou d'un homme d'affaires et d'une soubrette clairvoyante, le livre erre d'aventure en aventure, passant de main en poche, de "sein chaud comme une voleuse dans un grand magasin" en vitrine. De Poubelle en Poubelle aussi.
Dans un style décapant, jouissif, tordant, mordant, le livre déroule sa phrase unique de la page 1 à la page 234, n'offrant donc qu'une majuscule à son héroïne, Plume ; choisit son vocabulaire, parfois précieux "D'où vient ce maléfique ouvrage qui dénude avec insolence jusqu'à l'os ?" ; abuse des mots-valises, et, au milieu du texte, l'air de rien, se nostalgise : "Quel destin lugubre de ne pas être lu".
Jouissance conte l'histoire des lecteurs en train de le lire, médusés, dans une mise en abîme astucieuse, un peu comme l'arroseur arrosé. C'est un étrange récit que nous propose Ali Zamir. Je ne veux pas vous en dire davantage ; laissez-vous séduire.
Ali Zamir est né aux Comores en 1987. Il a publié notamment au Tripode "Anguille sous roche"- prix Senghor et mention spéciale du prix Wepler - et a reçu le prix France Télévisions pour son roman Dérangé en 2019.
Jouissance - Ali Zamir - Le Tripode
Mai 2022