« Il n'y a pas de Ajar » de Delphine Horvilleur

« Si je devais tenter de définir ce qui relie les passionnés de Romain Gary que j’ai pu rencontrer, je dirais qu’il y a en eux une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre. Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir. L’œuvre de Gary/Ajar est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre ni au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. »
En toute modestie, passionnée moi aussi de Romain Gary, comment passer à côté de ce petit livre sans me sentir concernée par le titre Il n’y a pas de Ajar et son sous-titre Monologue contre l’identité, d’autant plus que l’auteur en est la femme rabbin Delphine Horvilleur.
Dans ce texte monologue, écrit d’abord pour le théâtre, elle rend hommage à l’auteur aux multiples noms, Romain Gary, Emile Ajar, Roman Kacew. Trait de génie, elle imagine un personnage double fictif qui se dit être le fils d’Émile Ajar, l’auteur de La vie devant soi. « Je m’appelle Ajar. Abraham Ajar. Initiales : A.A. » Sa voix résonne depuis la cave où il se trouve, son "trou juif", dressant un réquisitoire éloquent contre l'identité, "cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité », contre ce qu’elle nomme « la pureté de l’entre-soi », dénonçant violemment les obsessions identitaires de toutes les époques, n’hésitant pas à fustiger les fondamentalismes religieux et politiques, les accusant de vouloir nous rendre « esclaves des définitions figées et finies de nous-mêmes ». Provocatrice sans concession, elle déclare : « Je suis pour polluer toutes les identités. Pour que puisse à nouveau circuler la conscience claire de tout ce que l’existence doit au mélange. » L’auteure revisite l'univers de Romain Gary, celui de la Kabbale, de la Bible, de l'humour juif. Elle interpelle les débats politiques d'aujourd'hui comme le nationalisme, la transidentité, l'antisionisme,le genre, l'appropriation culturelle. Le livre commence par une préface qu'écrit l'auteure sur Romain Gary et son oeuvre. elle nous y dévoile l'existence des "dibbouks", ces fantômes échappés de vieux contes yiddish qui hantent les personnes, parlent et agissent en elles. Delphine Horvilleur voit en Romain Gary son « dibbouck », il lui donne une clé d’émancipation, lui ouvre la porte à une possibilité de se réinventer par la force de la fiction. Abraham Ajar se glisse dans la peau de multiples êtres, python ou souris blanche, maître ou esclave, femme ou homme, chétien, juif ou musulman. L'auteure nous lance au visage un réquisitoire sévère, certes, mais aussi une plaidoirie vibrante pour le droit à une pensée non limitée, qui abolit les idées reçues, les stéréotypes. Plaidoirie qui nous invite à faire tomber les carcans, à inventer des masques, à devenir l’autre tout en étant soi-même. Une pensée qui pose des questions, qui doute : « es-tu l'enfant de ta lignée ou celui des livres que tu as lus? es-tu sûr de l'identité que tu prétends incarner?" Delphine Horvilleur rappelle ce que nos existences doivent à la multitude de motifs qui les traversent :« aucun de nous n’est uniquement ce qu’on dit qu’il est ». C'est un grand moment de lecture incitant à la réflexion mais aussi au rire que nous offre ce court essai brillant, impertinent, truffé d’érudition, d’humour et de formules délicieuses sur des sujets forts qui traversent nos sociétés. C’est une déclaration d’amour, un plaidoyer pour défendre la puissance du récit et de la littérature, un pays qui abrite des fantômes précieux avec lesquels nous apprenons que nous tous sommes filles et fils de nos lectures autant que de nos parents. Ce qu'elle appelle la « procréation littérairement assistée ».
Rabbin de Judaïsme en Mouvement, Delphine Horvilleur dirige la rédaction de la revue Tenou'a. Elle est l'auteur chez Grasset de En tenue d'Eve (2013), Comment les rabbins font les enfants (2015), Réflexions sur la question antisémite (2019), Vivre avec nos morts (2021) et Il n'y a pas de Ajar (2022).