« Fleur de roche » de Ilaria Tuti

C’est l’histoire d’une épopée de la première guerre mondiale dans le Frioul italien méconnue de la grande Histoire et que le lecteur n’est pas près d’oublier en refermant le livre. Dans ces montagnes arides pousse l’edelweiss, l’étoile alpine, la fleur de roche.
Agata, Lucia, Caterina, Maria et Viola : n'oublions pas les noms de ces femmes du village aux pieds des crêtes de la Carnie. Elles mènent la vie dure de paysannes, leurs corps sont marqués par les rudes travaux quotidiens. Agata, fille de la vallée dit : « Mes compagnes ne font pas exception, elles ont des corps forgés par l’effort avec lequel nous coexistons chaque jour. Nées avec une dette de labeur sur le dos, me disait ma mère, une dette qui prend la forme de la hotte, que nous utilisons autant pour bercer les enfants que pour transporter le foin et les patates. » Pourtant, elles se portent volontaires pour ravitailler les soldats et apporter de l’aide aux combattants qui tentent désespérément de repousser les assauts des Autrichiens dans tranchées immondes du front . Ce sont elles, ces « fleurs de roche agrippées avec ténacité à cette montagne. Agrippées au besoin de (se) maintenir en vie. » Ce sont elles, les « Porteuses », ces femmes courageuses, déterminées, tenaces et généreuses. Au péril de leur vie, jour après jour, elles gravissent les sentiers rocailleux, bravant tous les dangers, le froid, la neige, la mitraille des ennemis, pliant sous le poids de l’énorme charge, le dos massacré par les hottes remplies de nourriture et de munitions qu’elles apportent à leurs hommes, maris, frères, fils. Elles connaissent parfaitement la montagne et ses pièges, et quand l’effort surhumain ne leur coupe pas le souffle, elles chantent pour se donner courage, pour répondre aux bruits des armes. Ce qui les fait avancer est de l’ordre de l’humain, du sacré. « Allons, sans quoi ces pauvres garçons mourront aussi de faim », dit Maria. Il s’agit pour elles de vaincre ces maudits « diables blancs », de sauver leur pays. A la descente, leurs hottes sont certes vides, mais elles portent de leurs mains meurtries les brancards où sont allongés les morts à enterrer ou les blessés à soigner. L’auteure rend hommage à ces femmes qui réalisent ce que courage et sacrifice signifient au contact de la brutale réalité de la guerre. On suit particulièrement Agata, la plus jeune de ces femmes, dans sa transformation de jeune fille à femme adulte, que le doute vient lentement visiter, déboulonnant ses certitudes, lorsqu’un jeune tireur d’élite autrichien croise sa route. Ismar et Agata feront un long chemin difficile vers la réconciliation et le pardon, vers l’humanité. Et ce chemin passe par l’expérience de l’écoute et des mots. Il y a l’idée qui me plaît beaucoup que la langue unit les peuples. « L’émotion est si grande, d’avoir pu nouer un lien profond avec celui qui représente tout ce que je voudrais repousser. Le dialecte de Timau est resté inchangé depuis le Moyen-Âge et pourtant il est vivant, c’est un instrument de rencontre, c’est une chose qui, à un certain point de l’Histoire, a uni nos peuples. » D’autres personnages attachants agissent comme le curé Don Nereo qui lance le tragique appel au secours lors d’une homélie et accompagne les Porteuses dans leur dramatique entreprise. Le capitaine Colman, le Dr. Janes, des humanistes qui doivent pourtant exécuter des ordres donnés et en payer le prix. « L’Histoire est un conte qui exige d’être écrit avec du sang. » Le sang qui souille les corps, les cœurs et la terre qui vivent en symbiose. « La montagne a la solennité silencieuse d’un sépulcre et nos respirations laborieuses se confondent avec celle du vent. Aujourd’hui, le ciel possède la couleur du fusil que le soldat porte à l’épaule, pour l’instant encore inerte ; j’espère que l’un et l’autre resteront muets, qu’ils n’éclateront pas en éclairs et en rafales de coups de feu. » Dans Un mot de l’autrice qui clôt le livre, celle-ci nous livre qu’elle portait le sujet du destin de ces Porteuses depuis longtemps en elle et nous conte comment elle a pu réaliser l’écriture et donner vie à ces femmes, après maintes recherches et études. Les personnages sont véridiques comme la plupart des événements et leurs déroulements. La fiction s’y mêle aussi, faisant de ce roman un hommage poignant contre l’oubli et pour l’humanité.
Ilaria Tuti, née en 1976, vit à Gemona del Friuli, dans les montagnes de la province d'Udine, au Nord-Est de l'Italie. Fleur de roche est son premier roman littéraire, publié en 2023 aux éditions Stock.