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« Et nous aurons l'éternité » de Catherine Fradier


2051

Norma, romancière née à l'époque de la Grande Insouciance au XXe siècle dans un monde inconnu de ses jeunes voisins qui partagent sa vie depuis quinze ans dans un des rares immeubles encore debout en cœur de ville de Montpellier, ne rêve qu'à la manière rapide et efficace de rejoindre Charlie, son époux, dont les cendres trônent sur une étagère. Elle n'ira pas en maison de retrait, elle l'affirme haut et fort en langage clair, usant d'un vocabulaire d'un autre temps, du temps où l'anglais n'avait pas encore trop teinté la trame narrative.


"Je ne comprends pas, Norma. Ca vous a apporté quoi de lire tous ces livres ? Seriously !" . C'est Albertine qui parle. Une étudiante avec qui Norma a passé un contrat : en échange d'interviews sur sa vie, elle bénéficierait d'un sursis avant le départ obligatoire en maison de retrait où elle ne pourrait emmener ni ses livres, ni Charlie. Mais avant de quitter ce monde - de la manière qu'elle aura choisie - Norma a besoin d'un peu de temps pour terminer son dernier livre. Telle Shéhérazade, elle invente un stratagème pour reculer l'échéance et accepte le contrat.


Les livres, c'est ce dont il est question dans ce roman de littérature-fiction. Construit sur une mise en abyme, le roman enchâsse trois récits : celui de l'auteure, celui que Norma est en train d'écrire et celui qu'elle raconte par épisode à son intervieweuse ignorante des héros d'antan, qui donne l'occasion à Norma-la-maline, la fictionneuse, de beaucoup s'amuser ...


Car ce monde dans lequel elle survit n'a guère d'attractivité. "Simone est l'IA qui compose les fictions pour les post-seniors. Simone a déchiffré beaucoup de livres de votre temps, vous savez, puis elle les a adaptés à notre période, en les simplifiant bien sûr. C'est ce qui explique la qualité des textes de notre bibliothèque". Rassure Dorothy, une humanoïde à la voix perchée. Ce monde dans lequel Balaruc-les-Bains est devenu un camp de réfugiés climatiques, où l'étang de Thau s'est transformé en une "soupe toxique de cyanobactéries", où les nettoyeurs du net effacent les données personnelles des morts et des vivants par souci d'économie d'énergie. "Des pans entiers de toutes les connaissances accumulées depuis les origines de l'Internet disparaissaient d'un simple clignement de paupières de nettoyeurs plus ou moins avisés.", ce monde encore où les "pandémies et les mutations climatiques avaient transformé filles et garçons en fantômes unisexes"... etc, etc...


Heureusement il y a l'humour et la tendresse pour donner des couleurs à cet univers bien terne. L'humour, grâce aux dialogues entre Norma et Charlie ou aux répliques d'Albertine "Tenez, c'est des grillons de chez Dolce et Gabbana. Du big luxe. Servez-vous". Tendresse, grâce à la présence discrète d'Anil auprès de Norma, le petit garçon mutique des voisins qui s'abreuve de lecture choisie parmi ses livres de bibliothèque, ou encore, grâce à la relation intime, charnelle et éternelle entre Norma et Charlie.


C'est un bel hommage à la littérature "Que deviendrait-on sans imaginaire" que rend Catherine Fradier dans ce roman. Qu'il soit dans les répliques, dans le choix des œuvres évoquées ou dans le travail de relecture qu'entreprend Norma sur son dernier roman en réécrivant des paragraphes entiers sous la vigilante présence de Charlie dans son urne funéraire en noyer clair, et sous l'œil du lecteur. L'hommage est présent du début à la fin.


J'ai pensé à Misery de Stephen King, à Soleil vert, le film de Richard Fleischer inspiré du roman de Harry Harrison ; j'ai ri, jaune souvent ; j'ai souffert en constatant l'inéluctable, mais

j'espère me tromper ; j'espère que nous prendrons conscience du monde qui nous entoure et de sa nécessaire protection avant 2051, sinon la fiction risquerait de devenir réalité.


« Et nous aurons l'éternité » de Catherine Fradier - Editions Au Diable Vauvert

- 6 mai 2021

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