« Les Méditerranéennes » d'Emmanuel Ruben

On ne choisit pas sa famille qu'un jour où l'autre on quitte, souvent avant de revenir, pour «déployer le roman des origines ». C'est ainsi que Samuel un jour de décembre 2017 rêvasse dans le TGV qui l’éloigne à nouveau des siens, en regardant « défiler les silhouettes fantomatiques des peupliers- les pylônes et les crucifix…qui..se tordent sous l’effet de la vitesse… Il tente de se raccrocher à la seule image nette qu’il emporte du vacarme de la veille ». C'est l'image de la tante Déborah qui rallume la dernière bougie du chandelier de Hanoukkah qui compte autant de branches que la smala ». Ainsi commence ce récit familial comme un récit national mais sans nation, ce voyage initiatique à la recherche du temps perdu qui a du mal à se retrouver au travers de cette histoire sans fin des Juifs et des Arabes où les Berbères et les colons français sèment le trouble . De la prise de Constantine en 1837 à l'exode de 1962 Samuel s'est perdu dans cette Algérie racontée qu'il ne comprend pas. C'est ainsi qu'il décide d'aller découvrir ce pays que Baya Reine, sa mamie Baya avait ramenée en France dans sa valise pour son dernier exil, cette Algérie d'où vient Djamila qu'il a connue à Paris et qu'il espère retrouver là-bas dans l'Algérie de Bouteflika.
Cette fresque historique et familiale est dominée par la figure de cette mamie juive et exubérante comme dans « Rue Darwin » Boualem Sansal raconte à travers Djéda, la toute puissante grand-mère, son Algérie foutraque et débordante de vie bien que miséreuse. Le parallèle m'a sauté aux yeux entre ces deux point de vue de l'histoire déchirée de l'Algérie.
Ce pays que le décret Crémieux a foutu en l'air selon l'oncle Alain. « En naturalisant les juifs d’Algérie devenus du coup français, il était à l'origine de tous les emmerdements. Sans ce maudit décret, juifs et musulmans n'auraient jamais été séparés et nous aurions toujours notre place au soleil ». C'est sur les genoux de ce parrain, ancien spahi à la retraite, et mari de sa tante Deborah que Samuel découvrait ses origines sans n'y comprendre rien sauf que le peuple juif finirait, disait-il, « par se faire baiser des deux côtés ».
Et quand devenu grand , Samuel osera mettre en doute la provenance du chandelier et la judéité de la reine berbère, Deborah lèvera les bras au ciel : « mais puisque je te le dis mon fils qu'elle était juive la Kahina «
c'est qu'entre temps Djamila était passée par là, « la belle juive" comme il l'avait d'abord vue à Paris dans cette manifestation en janvier 2015 au lendemain des attentats djihadistes. Car « à l'âge où Jésus était mort sur sa croix, Samuel n'avait pas encore renoncé à l'idée de faire enfin plaisir à sa mère et à ses tantes en leur ramenant une belle juive du Seigneur, cent pour cent casher » Mais voilà qu'après une nuit d'amour endiablée, Samuel compris que Djamila, non seulement n'était pas juive, mais en plus algérienne ! Et que c'est grâce à Camus qu’elle s'appelait Djamila, et revendiquait son identité berbère.
Ils avaient alors déployé le grand roman des origines. Il se chamaillaient à propos de la Kahina. Djamila récitant la légende selon laquelle sa tribu descendait de la Kahina. Samuel récitant la saga du chandelier passé de mains en mains depuis l'époque où la prophétesse Kahina régnait sur les tribus berbères unifiées.
Djamila racontait son Algérie, le départ de sa famille en 1997, la pire année de la guerre civile, et Samuel comparait les coutumes culinaires. Pourtant un jour, les Arabes et les Berbères absents du récit familial allaient refaire surface , le jour où Samuel eut le malheur de prononcer le nom fatidique de Guelma.
« T’as déjà entendu parler des massacres de Guelma » s'emporte soudain Djamila ? Et Samuel de répéter la phrase de sa tante..je n'y étais pas. Mais je sais que ce ne sont pas les juifs qui ont fait ça…d'ailleurs mon grand père était communiste. »
« vous les juifs vous êtes toujours victime, toujours innocent rétorque Djamila …il est temps d'écouter l'autre versant de l'histoire, la version des vaincus ; A Guelma en 45 même les Juifs et les cocos étaient du côté des assassins et de raconter qu'on lui avait toujours dit que le premier coup de feu était parti d'un salon de coiffure tenu par un juif »
Samuel en bon prof d'histoire-géo savait à quel point Djamila a raison. Ce qui s'était passé à Guelma n’était pas une Shoah comme se plairait à l'imaginer Bouteflika, pas non plus une ratonnage.. mais un véritable « pogrom »d'Arabes dans lequel le grand père de Djamila était mort en voulant fêter la victoire de 1945"
Le nom de Guelma avait jeté un froid entre Samuel et Djamila ! Comme un amour impossible entre la France et l'Algerie.
Mais c'est en Israël que Samuel touchera du doigt la réalité de sa famille exilée à Gilo, la colonie française de Jérusalem, au pied du mur de séparation avec Bethléem. C’est un doberman qui l'accueille et quand Samuel ,surpris, demande au fils unique de Rebecca s'il sait reconnaître un Juif d'un arabe, la réponse fuse : « il sait flairer le ressentiment ». Tout est dit !
Pourtant, dit avec cette touche d'humour froid même les pages les plus lourdes et les détails parfois interminables des rites et interdits des familles juives feraient passer « la vérité si je mens » pour un film ennuyeux. Emmanuel Ruben n'a pas son pareil pour ressusciter cette vitalité envahissante truculente et excessive de ces orientales sans nous fatiguer . On sourit et on aime cette Mamie Baya qui avait « le grain rocailleux d'une voix d'outre mer et la fierté d'une femme orientale, l'accent pied noir de Marthe Villalonga, les yeux bleu-verts et le profil altier de Simone Veil, la poigne de Golda Meir…on jubile avec ces clins d’œil lancés à Bashung quand Samuel longe « cet à-pic où subsiste encore L'écho de ses aïeux, et tremble en franchissant le vieux pont suspendu de Constantine comme s'il devait sauter à l'élastique « vers l’oued Rhummel qui coule sept cents mètres plus bas. Emmanuel Ruben à les yeux de Samuel qui regarde sa famille comme un ethnologue découvre une peuplade étrangère qui le fascine.
On aime ce roman qui nous ramène sans cesse à des questionnements essentiel pour s'emparer de sa complexité sans parti pris où la vérité n'existe pas plus que les multiples hypothèses et versions d'un même fait ,si douloureux soient-ils.
« Les Méditerranéennes » d'Emmanuel Ruben