Avec délicatesse ou à l’emporte pièce, ce roman écrit à deux mains mais d’une seule voix où la poésie et la prose se conjuguent à tous les temps, tout le temps « elle sculpte la forêt des mots en de fabuleux assemblages, surtout ceux qu’elle a braconnés dans les gisements de mon imagination », donne vie à Virginia Woolf et Vanessa Bell. L’une écrit, l’autre peint. Deux sœurs. Deux destins. Dont Laura Ulonati, l’auteure, s’empare pour évoquer sa relation avec sa propre sœur. Et de constater : « Quoique je fasse je suis moins ».
En clair, quelle est la place de chacun dans la fratrie ?
Tantôt en JE pour Laura, tantôt en JE pour Vanessa, la narratrice nous balade en Angleterre
à l’époque victorienne. Par petites touches, sur le papier ou sur la toile, les évocations sont multiples : « Nous avons compris qu’être filles, c’est être au monde sans arme pour exister » - « Le poids de son âme prisonnière d’un chignon serré et lourd »
Dans Double V, quand le nom de la cadette, Virginia, artiste renommée, résonne au-delà des frontières familiales au détriment de l’aînée, Vanessa, artiste sans écho, le duo fait naître la dualité. « Moi mon pâle brouillon, elle ma flamboyante copie ».
Et l’auteure de brouiller les pistes, construisant un récit original teinté de faits réels et imaginaires, les uns en ombre délicate les autres en pleine lumière. Un récit pétri d’amour vache. « Je ne voulais pas laisser Virginia être heureuse ». « Je voulais que ma victoire sur elle soit totale. Ma sœur adorée ». Qui passe d’un narrateur à l’autre sans que le lecteur s’en rende toujours compte.
Dans la famille Stephen, il y a le père, Leslie, et Julia Duckworth la mère ; tous deux veufs et remariés. Aux enfants de leurs premiers mariages, s’ajoutent deux garçons Thoby et Adrian ainsi que deux filles, Vanessa et Virginia. Ils vivent à Kensington, un quartier chic de Londres.
La vie de la haute société de cette époque, corsetée serrée, claquemure les deux filles qui peinent à exister dans ce milieu familial dominé par les hommes et les apparences « la raideur compassée des colonels à la retraite, des passionnés de vieux cailloux ou de poignées d’herbe qui se prennent pour de respectables savants et s’écoutent parler. Les conférenciers, les présomptueux ; les snobs à qui Virginia fait croire qu’on les sert dans la vaisselle de l’amiral Nelson. Tous ces aristocrates bouffis, des dévots du passé pétris de certitudes sur la marche ordonnée du monde. ». Et puis, il y a les mensonges, les non-dits, les agressions sournoises « … mon effroyable mue, entre larve et imago, qui intéresse beaucoup trop les autres. Les trois Duckworth, les premiers enfants de maman. »
Comment s’en sortir ? Comment exister dans un monde d’hommes ? Virginia et Vanessa s’accrochent à leur seule raison de vivre : l’art. Si elles n’ont pas la chance de recevoir « une vraie éducation », du moins peuvent-elles enrichir leur connaissance grâce à la lecture des ouvrages que leur père range dans sa bibliothèque, avec les volumes de son Dictionnaire biographique de l’Angleterre auquel il travaille chaque jour, dix années durant. De la lecture à l’écriture ou au dessin et à la peinture, il n’y a qu’un pas.
Au fur et à mesure que les sœurs Stephen grandissent, qu’elles s’émancipent et vivent libres sans tabous dans un monde qui vacille, les vies intérieures de Virginia et Vanessa se fissurent. Avec la guerre qui éclate, la mort des parents, le départ des frères, les naissances, les amours contrariés, les destins s’assombrissent. Tragiquement.
Je vous laisse pénétrer plus avant dans ce roman foisonnant, riche, déroutant, diablement bien écrit. Une petite réserve cependant du côté de l’écriture poétique justement, qui parfois, frôle le maniérisme.
Née en Italie, Laura Ulonati a grandi et fait ses études en France. Elle est l'auteure d'Une histoire italienne (Gallimard, 2019 ; prix Henri de Régnier de l'Académie française 2020, finaliste du prix du Premier Roman 2019). Chez Actes Sud a paru Dans tout le bleu (2021).