« Double V » de Laura Ulonati

Double V : l’histoire d’une dualité. Deux sœurs, deux prénoms, deux artistes. L’une, la cadette, Victoria Woolf, écrivain d’une immense renommée, l’autre, l’aînée, Vanessa Bell, peintre, beaucoup moins connue. Laura Ulonati plonge et nous entraîne dans le voyage de la vie des deux sœurs, de l’enfance au devenir de femmes. Ce faisant, elle entre par le biais de l’identification – l’auteure est elle-même sœur aînée - dans cette relation faite d’amour intense et de vilénies destructrices. C’est d’abord Vanessa la peintre qui attire l’attention de l’auteure lors d’une exposition à Beaubourg traitant de l’apport des femmes à la modernité picturale, de ces femmes artistes oubliées qui ont participé à la construction de l’art contemporain. Que Vanessa soit la sœur de Victoria ne peut qu’attiser l’envie de Laura Ulonati d’écrire sur sa vie, sa relation duale faite de rivalité, de jalousie, de refoulement, de possesivité, dans le monde rigide et corseté de la bonne société londonienne du début du XXème siècle. La violence et la brutalité y sont présentes, dites ou non-dites, incarnées par une mère distante et méprisante, un père égocentrique et libidineux, des demi-frères sournois et peu délicats, jusqu'à un docteur qui n'inspire nulle confiance. C'est dans un univers à domination masculine forte chargé d'enjeux de lutte de compétition et de reconnaissance que les deux jeunes femmes vont essayer de gagner leur indépendance, chacune à sa manière. Par l'écriture, par une attitude rebelle sans compromission envers le statut de la femme traditionnelle, Virginia Woolf paye très cher la voie choisie, détruisant sa santé morale et physique et l'amour de sa soeur. Quant à Vanessa Bell, bien qu'elle se fît connaître par son art la première - Virginia ne parvenait pas à écrire et se faire publier - elle renonce à une carrière, se marie , devient mère dans les affres de la douleur. Entre les Cornouailles, lieu de vacances et de retraites, Londres et Paris, la fondation du groupe d’artistes Bloomsburry, la distance entre elles s’épaissit, chargée de passions et de folies ou se réduit comme peau de chagrin au gré des émotions explosives et des expériences artistiques et humaines. Virginia Woolf et Vanessa Bell, deux soeurs à la grâce mystique qui se font ombrage. Se posent alors les questions : Comment exister dans la symbiose ? Quelle place occuper dans cette promesse de gémellité ? Ma sœur, mon soleil noir. L’autre côté de la pièce, le prix à payer. Sorcière pâle aux cheveux d’algues qui caresse ma joue ; un geste d’amour qui trace sur moi une trêve ou un départ en guerre. Questionnement sur le besoin de sacrifier la sororité sur l’autel de la gloire, de jouer à mort de rivalité. Besoin partagé par les deux sœurs et l’auteure-même qui opère une intrication du récit romanesque avec sa propre expérience de vie. Il y a dans le roman des passages de réflexions où l’auteure se met en scène, explorant son intérêt d’écrivain, son travail. Questionnement aussi sur le rôle de l’art dans l’émancipation féminine. C’est un roman – et non pas une biographie, on l’aura bien compris, - dont la singularité et la prouesse tiennent à l’écriture poétique à la fois élégiaque et tragique, d’un lyrisme, d’une musicalité, d'une audace et d'une inventivité folles. Une évidence qui éclate dès les premiers mots du roman : Ma sœur est morte. Elle s’est noyée dans l’Ouse. Pas le Tibre, la Seine ou la Tamise, rien de noble ou de surfait pour charrier son corps, un simple gris de fleuve traversé de pays plats, d’écueils et de monts, de pâles collines. Même pas la mer pour théâtre de son naufrage : avant de l’atteindre, les griffes des racines et les alluvions poisseuses l’ont retenue dans leur jeu. Le jeu sans fin du courant, d’une onde où il n’y a plus rien à sauver. Ma sœur est morte. Un midi de mars, elle s’est coulée dans la marée du printemps. Elle s’est coulée pour voir jusqu’où c’est profond dans le noir.
Un dernier mot sur la photographie de la page de couverture qui illustre parfaitement par le flou, la pose , le jeu de regard, toute l'ambiguïté et la complexité de la relation humaine.
Laura Ulonati est née en Italie, a grandi et fait ses études en France. Double V est son troisième roman. Il est publié en janvier 2023 chez Actes Sud.