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« Dans sa chair » de Yasmine Chami


Le thème de ce roman est d'une extrême banalité, mais son traitement, non.


Lui, neurochirurgien réputé, soixante ans, marié depuis trente ans, père de trois enfants ; elle, future neurochirurgienne réputée, trente-cinq ans, célibataire et libre. Ils deviennent amants. Elle ne demande rien ; il lui donne tout. Pendant deux ans. Puis se séparent.


Dit comme cela, l'histoire n'a aucun intérêt. En revanche, entrer dans la pensée d'Ismaël ; dresser, par contamination, le portrait des membres de sa famille ; aborder avec subtilité les conséquences de son acte sur sa Psyché ; voir le socle de l'édifice qu'il a construit s'écrouler comme un château de cartes, relève le niveau de lecture haut la main.


Nous sommes au Maroc. La famille d'Ismaël est soudée : sa mère Hourya inconsolable depuis la disparition de son mari Brahim trop impliqué dans les remugles de son pays pour rester en vie ; ses sœurs aimantes, Jawad son frère autiste que, en tant que médecin, Ismaël espérait guérir, Safia dont la présence discrète assure le fonctionnement de la maison, et puis sa propre famille, avec ses trois enfants, et sa femme, sa chère, chair femme : Médée. Belle et intelligente, conciliante aussi, absorbée par son "passe-temps" artistique, la sculpture, qui rend fier son mari, si proche de ses patients qu'il finit par s'éloigner de sa maisonnée.


Le protagoniste, dans sa lente descente aux enfers, entraîne avec lui, pas à pas, le lecteur. Dans un style admirable, l'auteure élabore une stratégie littéraire efficace qui consiste à revisiter les moments forts et joyeux de son existence en famille, celle d'avant quand il était enfant, celle, récente, avec femme et enfants devenus adultes. Au fil des jours les réflexions d'Ismaël, ses pensées intimes d'abord si fluides se fissurent peu à peu laissant un trou béant, bientôt un gouffre d'incertitude dans son cerveau qu'il devrait pourtant bien connaître vu son métier. "Comment cette jeune femme jusque là étrangère à sa vie, douée, incisive, avait-elle envahi sa chair, son esprit, les moindres replis de son être au point de devenir une obsession de chaque instant, calcinant dans les flammes d'un désir irrépressible toutes les constructions d'une vie ?". Trou béant dans lequel il enterre sa famille d'avant et celle d'aujourd'hui, mais épargne Meriem qui a sa vie devant elle pour en recoller des pans abîmés. Ce trou béant l'a-t-il creusé avec son égoïsme ? Son besoin de dominer ses étudiants ? Son rôle de père de famille protecteur ? A cause de son chemin de vie marqué par l'absence du père ? Autant de questions abordées.


L'amour rend aveugle dit-on, et quand, par petites touches, la réalité chasse le rêve, quand Ismaël prend conscience que sa vie est derrière lui alors qu'elle est si prometteuse pour Meriem, c'est trop tard. Médée a reconstruit sa vie professionnelle et personnelle. Semble heureuse. Je dis semble, car, dans ce récit, nous n'avons que le point de vue du mari. Celui de sa femme fait l'objet du livre précédent de l'auteure Yasmine Chami : Médée chérie. Que je n'ai pas lu, mais qui, comme une évidence, me donne envie de découvrir.


Yasmine Chami vit et travaille à Casablanca. Dans sa chair est son quatrième roman paru aux éditions Actes Sud.

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