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Boualem Sansal : Entretien avec un homme libre


Boualem Sansal, Prix méditerranéen 2022, pourfendeur de tous les totalitarismes, répond à Yves Izard, journaliste, en préambule de sa venue exceptionnelle aux Automn’Halles, le festival du livre de Sète, le 1er octobre, au CRAC (Centre Régional d’Art Contemporain)




Q ... Après la tentative d'assassinat de Salman Rushdie vous avez déclaré que la fatwa de l'Iran contre Rushdie était une atteinte à toute l'humanité, vous sentez vous vous-même en danger ?


Depuis une trentaine d’années, nous vivons tous sous la menace islamiste, qui prend ici la forme d’attentat commis contre des personnes nommément visées, tels Salman Rushdi, Samuel Patty, les journalistes de Charlie Hebdo, etc ou la forme d’attentats aveugles visant des foules, comme ce fut le cas au Bataclan, à l’hyper-casher, à Nice et ailleurs. Dans certains pays, elle prend la forme de guerre totale, comme ce fut le cas en Algérie durant la décennie 90. Je me sens doublement menacé, en tant que citoyen pouvant être touché dans un attentat dans des lieux publics et en tant qu’écrivain engagé dans la dénonciation de

l’idéologie islamiste qui fabrique des tueurs et désigne des cibles.


Q... La question religieuse apparaît dans tous vos livres, d’abord en Algérie dès votre premier roman « Le serment des barbares », jusque dans votre dernier ouvrage «Abraham ou la cinquième alliance » c'est pour vous Le grand problème ?


Je ne sais pas si on l’a remarqué, mais c’est la première fois dans l’histoire humaine qu’une religion, l’Islam en l’occurrence, fait de la terreur le cœur de son discours et de son action. Les religions ont toutes été à un moment ou à un autre de leur histoire instrumentalisées à des fins politiques mais il n’est que l’islam qui a édicté tout un corpus de règles claires et précises de terreur contre des individus et contre des populations: il ordonne la destruction des chrétiens et des juifs, des homosexuels, des blasphémateurs, des apostats, des adultères, des idolâtres, des ivrognes, etc, etc, la liste est longue et ne cesse de s’allonger à mesure qu’on apprend à interpréter certains passages du Coran ou des hadiths restés obscurs jusque-là. La charia est en fait extensible à l’infini, chaque imam peut y ajouter du sien. C’est pour moi la menace la plus importante de notre temps. En à peine une cinquantaine d’années, elle a déstabilisé le monde entier et continue, malgré tous nos efforts, d’avancer comme un feu dans la savane.

Q... Dans ce roman vous choisissez la parabole avec une action située en 1916, pour en quelque sorte, actualiser la Genèse, pourquoi ce grand écart et qu'elle est donc cette 5e alliance ?


La naissance du monothéisme avec Abraham a été une révolution d’une force colossale. Il a abattu les systèmes polythéistes qui étaient en place depuis des millénaires. Au début du XXe siècle, la fin de califat ottoman et le démantèlement de l’empire musulman et la colonisation par les pays européens, tous en rupture avec le religieux, sont venus clore la longue histoire du monothéisme qui a structuré la pensée humaine depuis Abraham. Le christianisme qui était la grande religion monothéiste n’a plus de nos jours aucun impact, aucune influence sur la marche du monde. Le monde musulman reste en revanche très religieux et a trouvé dans le fonctionnement ultra matérialiste du monde, de nombreuses raisons de s’arcbouter et de se radicaliser mais aussi de se lancer dans le prosélytisme le plus offensif. Nous voyons tous que cette voie est mortifère et mène à la conflagration. Nous avons clairement besoin d’une nouvelle alliance pour sortir et du religieux et du matérialisme, car ses deux systèmes n’expliquent plus le monde et n’ouvrent sur aucune véritable espérance. Elle se fera avec qui, cette alliance ? Sur terre nous avons épuisé toutes les possibilités pour maintenir la vie au plus haut niveau d’espérance. En l’état actuel des choses, ni la politique, ni les idéologies, ni les religions ne peuvent nous fournir ce supplément d’âme dont nous avons besoin pour nous projeter dans l’avenir. Quand on voit le niveau de cynisme dans lequel nous vivons, on peut dire qu’il y a urgence, car très vite la guerre, et c’est déjà le cas, paraîtra la seule solution à nos problèmes, la seule aventure digne d’être vécue.


Q... vous alternez le roman et les lettres publiques, voire les pamphlets, en élargissant d'ailleurs, après « Rue Darwin », le sujet de l’Algérie au monde entier. Faut-il plusieurs formes d'expressions, sans oublier l'humour, pour faire comprendre une réalité complexe et formuler un espoir ?


Je me vois comme un militant au long cours. Il faut du temps pour construire une pensée qui rend compte de la réalité et qui permet de construire un projet de vie, une action politique. Il faut respecter certaines règles : essayer de faire de la bonne littérature, ne pas trop publier, varier les formes d’expression. J’aimerais bien essayer le théâtre mais je ne crois pas avoir ce talent. Il n’y a rien de pire que le mauvais théâtre.


Q... Comment se porte la littérature d'expression française en Algérie ?


C’est le miracle que personne ne peut expliquer : plus le gouvernement algérien combat le français par sa politique d’arabisation, par sa politique de marginalisation des francophones, et, dernière trouvaille, par l’anglicisation de l’enseignement dès le primaire, plus les traditionnistes et les islamistes multiplient les attaques contre tout ce qui directement ou indirectement favorise la modernité et donc les langues occidentales, et plus le français se porte bien et produit de belles choses dans les arts, la culture, la science, le journalisme. La littérature d’expression française explose depuis une vingtaine chez des personnes qui sont les purs produits de l’école algérienne, nourris à l’arabisation, l’islamisation, la haine de l’autre. Un Kamel Daoud et un Yasmina Khadra en sont de merveilleux exemples. Ils ont réussi, par leurs seuls efforts personnels à échapper à la broyeuse idéologique de l’école algérienne et à se construire une vraie personnalité francophone et universaliste. Et le mouvement s’amplifie et touche aujourd’hui des jeunes de moins de trente ans, totalement formatés par l’école algérienne. La quantité est là depuis longtemps et voilà que ces dernières on voit arriver la qualité. Salim Bachi, Kaouter Adimi, c’est excellent, etc.


Les maisons d’éditions francophones ont poussé comme champignons et malgré les difficultés qu’on imagine dans le système militaro-policier-religieux arrivent à publier des textes parfois contraires à la doxa. Ceux qui s’en éloignent un peu trop sont condamnés à publier à l’étranger.


Propos recueillis par Yves Izard.

Photo : Francesca Mantovani


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