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« Alice, disparue » de Dominique Paravel

Dernière mise à jour : 15 mai 2021


Aude a passé la soixantaine. Elle vit à Lyon, sa ville natale. J’aime la lumière charnelle et blessée de cette ville, dit-elle. Elle est en souffrance, oui. Elle a passé les quarante dernières années de sa vie auprès d’un homme qu’elle n’aime pas, dans le cadre bourgeois qui a toujours été le sien. Or, bien avant cela, en 1975, elle avait subitement décidé de rejoindre son amie Alice, artiste engagée, militante et jusqu’au-boutiste qui s’était installée à Venise. Aude y passera une année ou deux, dans le contexte à la fois créatif et explosif des années de plomb, jusqu’à la mystérieuse disparition d’Alice dont elle perdra définitivement la trace. Mais au bout de quarante années de non-sens, un irrépressible désir se réveille. Retrouver Alice.

Voilà pour l’intrigue. Mais plus qu’une simple enquête, c’est une quête de sens qui stimule l’obsession de la narratrice. Et le lecteur est amené à la suivre dans la barque introspective qui tangue ostensiblement entre passé et présent. Nous voguons ainsi avec elle, au gré de sa quête, parcourant deux époques et deux décors.

Il y a Venise, bien sûr. Et nous sommes bien loin de l’image stéréotypée de la Sérénissime. C’est la cité vécue de l’intérieur, avec ses odeurs, ses pavés, les brumes et le froid de l’hiver. Et ses mystères. Aude intègre un groupe de jeunes venus de pays divers qui partagent un petit palais délabré. Ils et elles partagent aussi leurs rêves, leurs idéaux. On y débat beaucoup d’art et de politique. L’un dit L’art est un acte politique. L’autre répond L’art obéit aux codes de la classe dominante. A Milan, le mouvement Autonomia Operaia organise des pillages de magasins pour distribuer de la nourriture aux pauvres. Ça, c’est un acte politique. Où est la frontière ? Question qui hante l’esprit d’Alice. Au sein du groupe, on s’aime, on se provoque, l’esprit s’enivre, les corps se frôlent et s’abandonnent dans des nuits sans fin. Tous partagent le goût de l’expérience extrême. Certains plus que d’autres. Le pays est en proie à la violence. On tue, on assassine facilement en Italie dans ces années. Et cette violence a l’effet à la fois logique et pervers de susciter le désir de répondre à cette violence par la violence. Et Alice disparaît.

Il y a Lyon, aussi. Pour Aude, c’est le lieu de la faillite, de l’anéantissement, de l’oubli de soi. A son retour de Venise, elle mènera une vie pondérée, prudente, aux antipodes de la vie gorgée de vigueur périlleuse dont elle a fait l’expérience en Italie. Étrangement, pourtant, il y a comme une similitude entre les deux villes. L’une est née au confluent de deux cours d’eau, l’autre est posée sur la lagune et traversée par des canaux. Elles ont toutes deux cette luminosité ouateuse qui suscite le mystère, qui invite à la mélancolie. Mais quelque chose les oppose résolument dans l’esprit de Aude, et dans son cœur plus encore. Quelque chose dont elle seule peut ressentir l’ampleur, la démesure. Et l’enthousiasme benêt des non-initiés la dégoûte. Car il n’y a rien de pire que de savoir qu’on ne peut rien expliquer à ceux qui ne sont pas en mesure de comprendre. Je racontais quelquefois les eaux hautes, les îles solitaires, je guidais les Petits Poucets égarés dans les reflets de la carte postale mais, près d’atteindre le point où le cœur de Venise et le mien se rejoignaient, je lâchais leur main. Non pour défendre je ne sais quel secret de pacotille mais parce que le lieu de cette rencontre était utopique.

Et retrouver Alice, est-ce une utopie ?

Retrouver du sens, est-ce une utopie ?

Retrouver le désir, est-ce une utopie ?

Retrouver le désir d’utopie, est-ce une utopie ?

Quand nos idéaux de jeunesses se sont fracassés contre les falaises du temps, quand nos visages s’effritent comme de veilles façades, quand on constate que nos blessures de s’apaiseront pas, quand nos esprits étouffent sous le poids du non-sens, alors que faire ? Rien. C’est la première option. La deuxième consiste à croire à l’impossible.


« Alice, disparue » de Dominique Paravel , Ed. Serge Safran

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